29.1.11

l'héritière, Sarah Burton

Succéder à Alexander McQueen : ce défi autrement périlleux, Sarah Burton, longtemps bras droit du créateur, le relève avec un talent digne de son génial prédécesseur.



   "Oui bien sûr, j'ai très peur. Mais une occasion d'avoir peur, c'est un privilège de la vie. Ça force à se dépasser, à croire  en soi, à y aller". Tout le monde l'attendait au tournant, y compris et surtout elle-même. Depuis quinze ans dans l'ombre d'Alexander "Lee" McQueen dont elle était le bras droit, elle a dû cette année affronter la lumière, nommée directrice de la création de la griffe après la tragique disparition de son créateur, voilà un an, un homme que tout le monde s'accordait de son vivant déjà à considérer comme un génie de la couture.
   "Après sa mort, j'étais dévastée. Nous l'étions tous. Continuer sans lui paraissait totalement inimaginable. Mais rester chacun de notre côté l'était encore plus. Nous sommes une équipe très soudée, nous travaillons avec des artisans formidables que nous avons formés. Alors, quand tout le monde m'a demandé de continuer, j'ai senti que j'avais une énorme responsabilité, poursuivre s'est imposé comme la seule manière de ne pas nous laisser couler, et d'une certaine façon également, de parvenir à faire notre deuil..."
   Les projecteurs se sont ainsi pour la première fois braqués sur Sarah Burton au moins d'octobre, pendant la semaine parisienne du prêt-à-porter, lorsqu'a été dévoilée sa première collection.
   Et l'évidence s'est d'emblée imposée : avec ou sans flash, le défilé lui-même était éblouissant, envolée estivale dans la plus pure tradition McQueen, mais aurait auréolé d'un surcroît de féminité, ce que la nouvelle directrice justifie avec modestie "sans doute est-ce simplement parce que je suis une femme".
   Au long des modèles printemps-été, on retrouve cette manière si caractéristique de la maison de suivre le fil d'un thème plutôt que celui de la mode, en l'occurrence une plongée dans la nature, promenade entre flamboyance et fragilité, prairie et forêt, fées et lutins : "Lee arrivait toujours avec un début d'histoire, et nous nous connaissions si bien que je me sentais parfaitement capable de la mener à son terme. Au fil des jours dans le studio, les murs se couvraient d'images, d'inspirations, de petits bouts de ci ou de ça. On étoffait, on développait, on avançait de manière quasi organique. J'ai été très angoissée à l'idée de devoir à mon tour trouver un début, d'être celle qui commence, ce qui est tellement plus difficile que d'achever... Je me suis attachée à l'évocation d'une nature vivante, en pleine éclosion parfois, au bord de la désintégration ailleurs, faite de surprises, d'objets trouvés, de hasard, quelque chose de fort et de doux à la fois, mais aussi d'extrêmement léger, jusqu'à friser l'ellipse".
   Au programme, donc, des robes courtes aux allures de somptueux coléoptères, des dentelles de cuir sombres et sensuelles parcourant le corps à la manière d'un parterre de feuilles, des effets papillon, des manches ailées, des tulles enflammés, un blanc brut aux airs de toile immaculée, des improvisations de plumes, des pétales de volants... Le tout comme toujours porté aux nus par un exceptionnel artisanat :  patchwork de broderies et crochet, organza plissé main, satin duchesse délavé, brocard de raphia, cuir ciselé, plumes repeintes, détails d'or et d'épis de blé, laque façon porcelaine, crin tissé, résille arachnéenne. Leçon de savoir-faire où les techniques traditionnelles servent l'énergie la plus créative.
   Reste qu'il s'agit là d'une garde-robe résolument ancrée dans le présent à la faveur de coupes et volumes d'une précision millimétrée, de lignes effilées aux accents edwardiens - vestes redingotes et pantalons taille basse -, d'une architecture tenue, qu'elle soit fluide, parfois même éthérée, ou plus structurée. Et même si Sarah Burton a choisi d'arrondir certains angles, notamment aux épaules, ou de découvrir davantage le corps, on reconnaît ici le néo-romantisme si singulier d'Alexander McQueen, un esprit relevant tout à la fois du réalisme et du conte, de la rigueur et de la poésie, de la grâce et de l'audace.
   "Je suis entrée chez Lee comme stagiaire, alors que j'étais encore étudiante à la St Martins School de Londres. Et je ne suis plus jamais repartie. Il m'a tout enseigné, en particulier son extrême exigence. Il estimait qu'il était indispensable de maîtriser absolument toutes les étapes de la création d'un vêtement, de sa conception à sa réalisation dans ses moindres détails. Pour lui, c'était la seule manière de savoir exactement ce que l'on fait. En ce qui me concerne, j'essaie en plus chaque modèle, systématiquement, pour ne laisser vraiment aucune place à l'approximation".
   Sarah Burton ajoute qu'elle n'a pas besoin de s'oublier pour faire du McQueen, tant qu'il est ancré en elle, à la manière d'une seconde nature : "Son ADN est en moi!", précise-t-elle. Pour autant, désormais en première ligne, elle sait que cela ne suffit pas : elle va aussi devoir défendre ses certitudes, plaider sa cause, résister aux compromis, ce qui, en plus d'une force créative, nécessite une force de caractère : "Lee disait qu'il fallait avant tout croire en soi, ne pas hésiter à aller coûte que coûte au bout de ses convictions". Être elle-même fait donc plus que jamais partie de son programme. En la matière, sa première volonté est de se concentrer sur la rue au moins autant que sur le podium : "Nos défilés sont tellement riches que nous avons tendance à négliger les lignes plus commerciales, à être moins exigeants. Or je veux que chaque pièce griffée Alexander McQueen soit un vêtement d'exception que l'on s'apprête à garder pour la vie". On l'aura évidemment compris : la maison ne pouvait pas trouver plus digne héritière.


Article L'héritière du VOGUE Paris Février 2011
N°914, page 143-144

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